Profil
Pierre S. Adjété
Pierre S. Adjété
Né à Lomé, PSA a fait ses études au Togo, au Gabon et au Canada. Économiste, administrateur et essayiste, PSA est un partisan assumé du «Grand Pardon» et un adepte de l’Éthique dans l’espace public; il est un acteur engagé dans des initiatives citoyennes et républicaines.




Au lendemain des Cendres, tandis que le Carnaval s’évanouit des rues de Bâle, un homme s’efface définitivement. Ernst Beyeler vient de s’éteindre à 88 ans. Grand Bâlois comme on dit Grand d’Espagne tant le personnage, parti de rien, portait beau et aristocratique, il a marqué la cité rhénane et les arts plastiques du XXe siècle de son empreinte. Ses concitoyens comme les milieux artistiques du monde entier n’ont qu’un mot pour qualifier cette perte: immense. Terme correct pour définir le rôle de celui qui, grand marchand, galeriste brillant et collectionneur perspicace, a su animer la scène bâloise, étendre et renforcer son rayonnement international par les leviers de l’art et de son commerce, sachant habilement irriguer l’un par l’autre.


Giacometti
Giacometti


Ultime et considérable mérite: Ernst Beyeler a pris soin de se retirer progressivement de ses différentes responsabilités, toujours avec panache, en laissant un merveilleux héritage: sa collection personnelle, propriété de la fondation qui porte son nom, installée dans un musée construit et scénographié pour elle par Renzo Piano, dans la ville de Riehen, en périphérie de Bâle. Un ouvrage inspiré qui témoigne de la fertilité du dialogue entre le commanditaire, particulièrement exigeant et raffiné, et l’architecte. Dans les salles lumineuses du Musée Beyeler, le meilleur de l’art impressionniste et moderne, ainsi que des œuvres africaines et océaniennes remarquables, se trouvent exposés. Loin de figer l’institution dans la célébration de sa collection, Ernst Beyeler a voulu en faire une maison vivante. Et en effet, depuis son inauguration en octobre 1997, les visiteurs ont défilé par centaines de milliers chaque année devant des expositions souvent anthologiques: Mark Rothko, Monet, Calder-Miró, Francis Bacon, Anselm Kiefer, Henri Matisse, Giacometti, entre autres. En juin 2007, «parce qu’il faut savoir garantir l’avenir», il confie les rênes de sa fondation et le pilotage du musée à Samuel Keller, de 45 ans plus jeune, faisant de lui son héritier spirituel. Or ce dernier avait excellemment fait ses preuves à la tête d’Art Basel, autre entreprise d’envergure qui doit en bonne partie à Ernst Beyeler et son existence et son extraordinaire développement. De son grand marchand, Bâle a donc reçu en legs l’un des plus beaux musées d’Europe et la foire qui fait d’elle, ville de haute tradition intellectuelle, une capitale mondiale et incontestée du marché de l’art.
L’habileté, le succès d’Ernst Beyeler n’auraient pas suffi à lui valoir l’estime et le respect unanimes, ni les titres honorifiques, n’était sa façon très particulière, à la fois effacée et active d’être Bâlois. Usant de son influence et de ses relations, il apporte un appui indéfectible au Kunstmuseum, le musée d’art de Bâle. Dans la légende, il reste l’homme qui a contribué à faire de la cité rhénane la «ville des Picasso». En 1966, le peintre autorise le marchand à choisir 25 œuvres dans son atelier. Il les montre aussitôt en deux expositions qui font forte impression. Le gouvernement bâlois accorde un crédit de 6 millions de francs pour l’achat des «Deux frères» (1905) et de «L’Arlequin assis» (1923). Les 2,4 millions manquants doivent être fournis par des particuliers. Une campagne mobilise la population; Ernst Beyeler y joue un rôle actif. Fêtes, actions publiques, votation: les Bâlois sauvent les deux Picasso pour leur musée. En 1971, lui qui n’apprécie pas les grandes manifestations publiques et ne croit guère à «l’art popularisé», fait partie des fondateurs de la Foire de l’art bâloise, renommée ensuite Art Basel, intervention décisive pour qu’elle puisse démarrer. Il mesure l’apport et l’aiguillon qu’elle représente pour la ville. Réaliste et pragmatique, il s’adapte à l’évolution du marché et l’infléchit. L’essor de la foire actuelle confirme l’intuition du marchand au-delà de toute espérance. On voit, année après année, sa haute silhouette, celle d’un seigneur en son domaine, déambuler dans les travées d’Art Basel. Distingué, affable, légèrement distant tout de même, il fait les honneurs de son stand, le plus prestigieux de tous. Après la mise en place de son successeur, après la disparition de son épouse Hilty en 2008, il se retire. La gestion de ses affaires est confiée à un juriste. Début février, il apparaît encore au dernier vernissage de sa galerie, pour l’exposition «Rodtchenko Photography». Il meurt peu de semaines après. Pour Bâle endeuillée, mélancolique, une très belle page se tourne./////// Lorette Coen


Silence


Rédigé par psa le 27/02/2010 à 19:27